Petite histoire de l'opéra tchèque : 1ère partie, Smetana
Nous fêtons en cette année 2024, les deux cents ans de Bedřich Smetana. Vous ne le connaissez pas ? Mais si, vous avez certainement déjà entendu son fameux poème symphonique "La Moldau" (plus précisément "Vltava" en tchèque... c'est le nom de la rivière qui traverse Prague.) Non, toujours pas ? Alors c'est le moment de lire cet article, où je vous invite à une découverte de toute l'histoire de l'art lyrique en Tchéquie. Car Smetana est aussi... "Le père de l'opéra tchèque", excusez du peu.
L'opéra tchèque ? Mais où va-t-elle chercher tout cela, me direz-vous... Eh bien, oui, je vais vous faire découvrir de petits bijoux, et pas seulement la sublime Rusalka de Dvorak (dans un autre article d'ailleurs). Mais commençons par le commencement.
Première partie : la naissance de l'opéra tchèque
Comme beaucoup de pays, la Tchéquie connaît au XIXe siècle une résurgence du sentiment d'identité nationale, en réaction notamment au fait qu'ils sont depuis longtemps sous la coupe de l'Autriche-Hongrie des Habsbourg. Quoi de mieux que l'opéra, cet art total, pour incarner cette identité d'un point de vue culturel ? D'autant plus que la musique fait intrinsèquement partie de l'âme tchèque. Le genre lyrique lui-même est présent en Bohême dès le XVIIe siècle.
Bien sûr, à l'origine, ce ne sont que des œuvres italiennes importées, mais les premiers théâtres lyriques y voient le jour dès le XVIIIe siècle, non seulement à Prague mais aussi dans d'autres villes importantes du pays. L'un d'eux sera d'ailleurs brièvement dirigé par Gluck.
N'est-ce pas à Prague que Mozart va connaître un immense succès avec ses Noces de Figaro, et que va avoir lieu la création mondiale de Don Giovanni en 1787 ?
Mais l'opéra y est italien, puis allemand à partir du début du XIXe. À l'époque, il n'est pas question de chanter en tchèque : c'est la langue du peuple. Cela va changer... lentement.
Dráteník
Pourtant, en 1826, un premier opéra-comique totalement tchèque est écrit par le chef d'orchestre du Théâtre des États à Prague (et ardent patriote) František Škroup : Dráteník (le raccommodeur de porcelaine). Inconnu au bataillon ? C'est normal. L'œuvre ne connaîtra qu'un succès ponctuel. Mais c'est aussi grâce à ce chef qu'on y chantera en tchèque par la suite toute une série d'œuvres lyriques de Rossini, Bellini, Donizetti, Cherubini, Weber et autres.
Voici quand même l'ouverture de Dratenik, pour vous donner une idée :
Bedrich Smetana (1824-1884)
Cela nous amène à notre fameux Smetana. Il grandit comme tout le monde dans une Bohême soumise au joug autrichien, à une période où le peuple tchèque cherche de plus en plus à retrouver ses racines profondes, spirituelles et intellectuelles. Smetana sera un des principaux artisans de l'affirmation de cette identité culturelle tchèque.
Ce pianiste, chef d'orchestre et compositeur aura l'ambition de créer une musique authentiquement tchèque. Il fonde à Prague une école de musique qui devient le centre d’une intense activité de concerts.
Cependant, au début, il a un peu de mal à imposer sa personnalité : il est paradoxalement en permanence traité de "néo-allemand" et de wagnérien (l'insulte suprême à l'époque). Pour nourrir sa famille, il prend pendant quelque temps un poste en Suède, mais il finit par rentrer à Prague et se lance de nouveau dans la vie publique, quitte à subir calomnies et humiliations.
Malgré tout, il tient bon. S'il avait commencé sa carrière en adoptant des influences de la musique allemande et italienne, il développe rapidement un style unique qui intègre des éléments de la musique folklorique. Il connaît enfin son premier grand succès en tant que compositeur avec ce qui deviendra le plus célèbre de ses opéras à l'étranger :
La Fiancée Vendue
La Fiancée Vendue (Prodaná nevěsta en tchèque) est un opéra comique (ou bouffe) qui, dans sa version définitive créée en 1870, connaîtra un succès mondial (quitte à être chanté plutôt en allemand).
C'est une paysannerie musicale pleine de fantaisie, avec des airs brillants, des duos pleins de verve et des chœurs festifs, et même un ténor bègue. L'histoire en est un peu farfelue : deux jeunes amoureux, Jenik et Marenka, vont devoir multiplier les ruses pour réussir enfin à se marier. Le jeune homme va même faire semblant de... vendre sa fiancée à un autre.
Voici la merveilleuse Lucia Popp qui chante (en allemand) son désespoir en croyant que celui qu'elle aime l'a abandonnée. C'est un superbe film d'Otto Schenk.
Ici, l'entremetteur tente de convaincre le jeune Jenik d'abandonner celle qu'il aime pour en prendre une plus riche. J'adore ce duo.
Et l'air de l'amoureux, par Fritz Wunderlich :
L'ouverture est également célèbre.
Le succès de son opéra apporte enfin à Smetana la reconnaissance tant attendue. Ses œuvres sont accueillies avec enthousiasme en Tchéquie, où il sera bientôt vu comme un héros national. À l'étranger, ses compositions commencent également à être reconnues, bien que souvent interprétées en allemand.
Il est alors nommé directeur du Théâtre provisoire (appelé à devenir l'Opéra national).
Dalibor
En 1868, il y présente Dalibor, qui met en scène un héros légendaire de l’indépendance tchèque au XVe siècle. Dans le livret, Dalibor de Kozojed (?-1498) a assassiné le frère de Milada, qui est furieuse jusqu'au moment où elle le voit prisonnier et enchaîné. Elle tombe alors follement amoureuse de lui et va tout faire pour essayer de le libérer... quitte à se déguiser en homme et soudoyer le geôlier. Pour cette raison, on appelle parfois l'opéra "Le Fidelio tchèque". Mais elle est mortellement blessée dans l'assaut final de la forteresse et meurt dans les bras de celui qu'elle aime (dans une autre version, elle arrive trop tard, il a déjà été exécuté).
Voici un extrait de cette joyeuse histoire. Le duo d'amour dans la prison...
Sinon, l'intégralité de l'opéra en vidéo est disponible ici :
Libuše (prononcé Libouchè).
Comment, vous ne connaissez pas la célèbre reine Libuše, la créatrice mythique de Prague, douée du don de prophétie ? Sa légende était célèbre en Tchéquie au XIXe siècle. C'est son histoire que Smetana a donc souhaité raconter dans cette œuvre festive destinée aux grandes occasions... à commencer par l'inauguration du Théâtre national de Prague, le 11 juin 1881. Par la suite, l’opéra a été joué lors de la réouverture du théâtre après la guerre et lors d'autres grandes occasions comme la déclaration d’indépendance de la Tchécoslovaquie.
Ecoutez les dernières minutes (vers 2'20) "la Prédiction" : dans une illumination, Libuse voit l'avenir du pays, avant que l'oeuvre ne s'achève sur un chant choral « La nation tchèque ne s'éteindra pas ! ». La soprano tchèque Eva Urbanova y est impressionnante !
Par la suite, Smetana reviendra plusieurs fois à l’opéra-comique avec Le Baiser, Le Secret et Le Mur du diable. Il conservera par ailleurs son poste de directeur et chef d'orchestre du Théâtre National de Prague jusqu’en 1874, année funeste où il est atteint par la surdité et par de multiples maux qui rendront ses dernières années sombres et difficiles (il avait déjà eu une vie personnelle assez abominable, ayant perdu plusieurs de ses enfants).
C’est dans le calme champêtre d’une propriété familiale que Smetana composera enfin le célèbre cycle de six poèmes symphoniques formant Má Vlast (Ma Patrie) (et ses deux quatuors à cordes). Totalement sourd, coupé du monde et gravement atteint par la syphilis, il mettra cinq ans pour composer ces six tableaux évoquant les paysages et les légendes de sa chère Bohême. Je vous invite à écouter tout le cycle qui est magnifique, mais bien sûr, je ne peux pas m'empêcher de poster le poème le plus célèbre :
Mais les autres poèmes sont magnifiques également.
L'influence de Smetana sera immense. Il est non seulement le père de l'opéra tchèque, mais aussi une figure emblématique de la culture tchèque. Il a posé les fondations pour des compositeurs comme Antonín Dvořák puis Leoš Janáček. Richard Wagner lui-même aurait exprimé son admiration pour son travail.
Outre Ma Vlast et ses opéras, il lègue également de nombreuses autres oeuvres telles que deux superbes quatuors à cordes, des pièces pour piano, des Lieder et pièces pour choeurs.
Maintenant, je vous invite donc à découvrir la suite des aventures tchèques dans mon second article :
Quand Antonin Dvorak assoie la légitimité de l'opéra tchèque.
Julia Le Brun
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