Petite histoire de l'opéra tchèque, seconde partie, Antonin Dvorak
Antonín Dvořák (1841-1904)
Les œuvres de Dvořák sont nombreuses et, pour certaines, immensément célèbres, à commencer par l'inoubliable Symphonie du Nouveau Monde. L'amateur d'opéra retiendra surtout sa sublime Rusalka, l'une des plus belles œuvres lyriques de tout le répertoire, inspirée de l'histoire de La Petite Sirène.
Cependant, Rusalka, créée en 1901, représente l'aboutissement d'une longue quête artistique.
En tout, Dvořák a composé dix opéras... Vous ne les connaissez pas ? C'est normal. Elles sont malheureusement trop rarement jouées en dehors des frontières tchèques.
Dvořák est né dans un petit village au nord de Prague, où ses parents tenaient une auberge-boucherie. Mais le jeune garçon manifeste rapidement un vif intérêt pour la musique. Il chante et joue du violon, si bien qu'un cantor, maître de musique d'une ville voisine, Antonín Liehmann, décide de le prendre sous son aile. Il lui enseigne le piano et la théorie musicale, puis plaide sa cause auprès du père, qui aurait préféré que son fils devienne boucher plutôt que musicien. À 16 ans, Antonín arrive donc à Prague, où il est inscrit à l'école d'orgue.
Il finance ses études en participant aux activités de divers orchestres pragois, notamment celui du Théâtre Provisoire de Prague, où il joue pendant dix ans. C'est ainsi qu'il découvre un large répertoire symphonique et lyrique européen. Il est également témoin des premiers balbutiements du nouvel opéra tchèque, porté par Smetana, avec des œuvres comme Les Brandebourgeois en Bohême, La Fiancée vendue, et Dalibor.
En 1871, Dvořák décide de démissionner pour se consacrer entièrement à la composition et à l'enseignement, fréquentant les salons de la bourgeoisie et de l'aristocratie.
Lui-même est naturellement plutôt porté vers la musique pure. Ce n'est pas un musicien d'opéra né. Mais la découverte de Wagner réveille des ambitions lyriques. Il parvient à allier inventivité mélodique, fraîcheur et puissance dans l'expression dramatique, mais sa conquête du domaine scénique sera lente et difficile.
Son premier essai a lieu en 1870 : il met en musique Alfred sur un livret allemand relatant la lutte entre Saxons et Danois en Angleterre, mais c'est un simple essai non destiné à la publication (créé en 1938).
En voici l'ouverture :
En 1871, il compose son second opéra, Le Roi et le Charbonnier (Král a uhlíř), sur un sujet et livret tchèque dans un style musical également wagnérien. En 1872, l'ouverture en est jouée pour la première fois en public, sous la direction de Smetana. Mais l'oeuvre intégrale se révélant impossible à monter, il en réécrit intégralement la partition en se rapprochant plus des romantiques allemands précédant Wagner, tels que Weber et Lortzing avec des couleurs spécifiquement tchèques dues à la présence de nombreuses danses. Sa création en nov. 1874 connait un honnête succès.
Le Roi et le Charbonnier est basé sur la vieille légende d'un prince royal perdu dans la forêt, qui rencontre une jeune fille amoureuse d'un autre, qui se voit fiancer par des parents trop empressés à la belle en question avant de lui reconnaître le droit à vivre librement l'amour de son choix.
Son opéra-comique suivant, Les Têtes dures, est bien accueilli par le public, mais ne se maintient pas au répertoire. C'est une comédie romantique dans un village tchèque, pleine de quiproquos et de situations comiques.
Une de ses élèves favorites, Anna Čermáková, sœur d'une jeune femme dont il était amoureux, accepte de l'épouser (ce qui, somme toute, est mieux que rien !).
Suit un grand opéra historique, Vanda, en 1875.
L'oeuvre est basée sur une ancienne légende polonaise, témoignage du fait que Dvorak commence déjà à se tourner vers le panslavisme (contrairement au nationaliste Smetana).
L'opéra décrit la lutte des Allemands et des Polonais, engagée à cause d'un amour non partagé du prince allemand, Roderich, pour Vanda, fille du souverain de Pologne. Alors que la victoire penche en faveur des Allemands, Vanda, désespérée jure de sacrifier sa vie si ses compatriotes arrivent à vaincre l'ennemi. C'est ce qui se produit et Vanda se jette dans la Vistule.
Voici un air :
Il sera toutefois meilleur dans la création d’atmosphères, la comédie et l’évocation de la campagne tchèque, tels que ce Paysan rusé créé avec beaucoup de succès en 1877. Une partition pleine de vie et de fraîcheur, la plus « nationale » de Dvorak et son premier opéra joué avec succès à l’étranger, en Allemagne puis à Vienne. C'est une comédie légère en trois actes, qui reflète l'influence du folklore bohémien et de l'opéra comique de l'époque.
En voici l'ouverture :
Car Vienne l'a découvert, et un jury de concours viennois lui a même accordé une bourse qui sera renouvelée plusieurs années. Il aura alors le plaisir d'y rencontrer Johannes Brahms qui deviendra son ami.
C'est, sur recommandation de Brahms, qu'en 1878, l’éditeur berlinois Franz Simrock publie ses "duos moraves". Cette édition plébiscitée par le milieu musical lui offre un début de reconnaissance internationale.
Il continue à composer intensément, notamment le concerto pour violon, les célèbres Chants tziganes, et un grand drame historique : Dimitri (1882), sur un livret de Marie Červinková-Riegrová.
L'oeuvre, composée dans le style du Grand Opéra est riche de splendides scènes chorales. Elle fait suite à l’histoire de Boris et est délibérément conçue à une échelle grandiose comme une réponse à la Libuse de Smetana (qui avait inauguré le nouveau théâtre national en 1881.)
En voici un extrait :
Et l'intégralité ici (l'ouverture est éloquente!)
Un antagonisme va s’élever peu à peu entre les partisans des deux compositeurs :
Dvořák est un catholique conservateur qui se rattache à la tendance des « Vieux Tchèques » qui s’accommodaient de la dynastie des Habsbourg face au danger plus grand à leurs yeux de l’impérialisme bismarckien et qui cultivaient un panslavisme orienté vers la Russie et la Pologne.
Smetana était au contraire membre des « Jeunes Tchèques », progressiste et démocrate révolutionnaire, il se voulant tchèque avant tout et produisit les « danses tchèques », face aux « danses et rapsodies slaves » de Dvorak.
Les sollicitations se multiplient : son éditeur à Berlin demande de nouvelles œuvres de chambre, Brahms l’appelle à Vienne, le directeur du Théâtre impérial lui commande un opéra en allemand... Mais le décès de sa mère en 1882 assombrit son humeur.
Il entre dans une période de remise en question artistique. Son nouvel opéra, Le Jacobin, composé en 1888 sur un livret de Marie Červinková-Riegrová est créé avec succès au Théâtre national de Prague en février 1889. Cet ouvrage est demeuré populaire dans son pays.
L’action est située dans un village de Bohème, sous la révolution française. Alors que le fils d'un comte est absent de son pays, son cousin en profite pour le discréditer en le faisant passer pour un révolutionnaire jacobin, afin de le faire déchoir de ses droits héréditaires. Lorsqu'il revient, il s'active pour être rétabli dans ses droits aidé par l'instituteur Benda et finalement son cousin est déshérité.
Dvorak y dresse un tableau charmant d'une petite bourgade tchèque à l'époque des Lumières, avec des mélodies volontiers folkloriques, pleines de chaleur et de lyrisme.
Voici un charmant duo d'amour :
La Cantate de l'école :
Vous pouvez en découvrir d'autres extraits ici :
Dvorak est bientôt sollicité dans toute l'Europe et se met à voyager : en Angleterre d'abord, où il reçoit un accueil enthousiaste et reviendra souvent, en Russie à l'invitation de son ami Tchaikovski.
En 1890, il accepte un poste de professeur de composition au Conservatoire de Prague avant d'en devenir le directeur en 1901.
New York
Dvorak est désormais le représentant de l'école musicale tchèque à l'international. Aussi est-ce tout naturellement que la fondatrice du Conservatoire National de New York, Jeannette Thurber, lui en propose la direction : il s’agit de poser les fondations d’une nouvelle école nationale américaine.
Il s’installe ainsi à New York avec sa famille en 1892.
C'est bien sûr là-bas qu'il compose sa célèbre 9e Symphonie dite du "Nouveau Monde" (aux accents bien slaves), le 12e quatuor dit «Américain », et le superbe deuxième concerto pour violoncelle. Il s’enthousiasme d'ailleurs pour les musiques indiennes et noires. Ses "Chants bibliques" sont ainsi influencés par les negro spirituals.
Retour au pays et retour à l'opéra
Mais, en proie à la nostalgie du pays natal, il repart finalement à Prague en 1895.
Il y renoue avec les traditions nationales en composant des poèmes symphoniques d'après les ballades fantastiques du poète et folkloriste tchèque Karel J. Erben : L’Ondin, la Fée de Midi, Le Rouet d’Or, La Colombe.
Voici par exemple, L'Ondin (dont on retrouvera l'ambiance dans Rusalka)
Il se consacre ensuite presque uniquement à l’opéra.
En 1898-99, il compose Le Diable et Catherine (Čert a Káča), sur un livret tiré d’un conte populaire, qui connaît un vif succès lors de sa création en 1899 au Théâtre National de Prague. C’est une pure comédie, d’un rythme vif, dépourvue de toute intrigue sentimentale, aux couleurs vives et aux rythmes endiablés.
L'histoire de l'opéra se déroule dans un village tchèque. Catherine est une jeune campagnarde forte en gueule et corpulente (« ses flancs, il faut se mettre à deux pour en faire le tour »). Parce qu'elle ne trouve pas de partenaire pour aller danser, elle déclare qu'elle danserait même avec le Diable. Et sur ce fait le démon Marbuel arrive et l'emmène jusqu'aux enfers.
Mais ses bavardages continuels y excèdent le Diable lui-même, qui est trop heureux de la laisser enlever par le berger Jirka …
L'intégralité (malheureusement sans sous-titres) est ici.
Rusalka
En 1900, il met tout son génie au service de son chef d'oeuvre: Rusalka, qui lui offre enfin le grand succès populaire qu'il recherchait.
Ce conte lyrique en trois actes a été créé au Théâtre National de Prague le 31 mars 1901.
Le livret est de Jaroslav Kvapil (1858-1950), poète, dramaturge et metteur en scène au Théâtre National de Prague. Il s'inspire en grande partie de La Petite Sirène d'Andersen.
Le plus célèbres des opéras tchèques a été ressenti dès sa création à Prague comme un opéra national. Quelques airs sont en effet similaires à des mélodies folkloriques, on y retrouve quelques harmonies typiques de la musique tchèque.
Le livret, qui rappelle aussi les ballades tchèques, met en scène Rusalka, une créature des eaux, qui avoue à son père l'Ondin qu'elle est amoureuse d'un prince. Elle fait part de ses sentiments à la lune dans un air très célèbre. En présence de la sorcière Ježibaba, elle accepte ensuite d'être muette en échange d'un amour possible avec le prince. Malheureusement, celui-ci s'intéresse à une princesse étrangère et la délaisse. S'ensuivra une fin tragique pour Rusalka ainsi que pour le prince pris de remords.
Le succès international de l'opéra ne s’est jamais démenti. Dvorak y est à son aise, dans le registre le plus adapté à sa personnalité, un conte de fée lyrique à la fois fantastique et sentimental.
Voici le si célèbre Air à la Lune :
Mais tout est beau. Il faut aussi écouter le superbe final, alors que Rusalka entraîne son Prince à la mort au fond des eaux.
Son dernier opéra d’après le mythe d’Armide est un échec qui le fatigue et le contrarie.
Le sujet, rabaché, n'était plus à la mode.
L'opéra raconte l'histoire d'Armida, une enchanteresse païenne, et de Rinaldo, un chevalier croisé chrétien, qui tombent amoureux l'un de l'autre malgré leur appartenance à des camps opposés pendant la Première Croisade. Leur relation est marquée par des dilemmes moraux, des sortilèges, et des confrontations entre l'amour et le devoir.
En voici un air ravissant, qui met en lumière la beauté et la grâce de la voix d'Armida, reflétant sa nature séduisante mais également vulnérable.
A la fin du mois de mars 1904, il fait une dernière visite aux locomotives à vapeur (sa passion) et meurt d’une embolie pulmonaire le 1er mai 1904.
En 1888, il avait été approché par un jeune admirateur, Leoš Janáček, dont il avait beaucoup apprécié le premier opéra, Sarka. Mais Janáček était entre temps retourné dans son obscure existence, composant lentement ce qui allait devenir son chef d’œuvre : Jenůfa. Sa création à Brno en 1904 passera d'aillurs complètement inaperçue, mais de cela, nous parlerons dans notre prochain article sur Leoš Janáček !
En attendant, vous pouvez également consulter tous mes autres articles !
Julia Le Brun
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