La Reine de Saba et l'ésotérisme franc-maçon
Aujourd'hui, j'ai retrouvé un CD que j'avais écouté en boucle il y a quelques années. Il s'agit d'un enregistrement studio de 2005 du ténor mexicain Rolando Villazon.
Rolando y interprète une sélection d'airs extraits d'opéras de Gounod et Massenet, parfois célèbres, ou pour certains totalement inconnus. On y découvre un artiste au sommet de son art : timbre chaleureux, généreux, rond et juvénile à la fois, implication dramatique totale... et son accent espagnol ne fait qu'ajouter au charme de son interprétation. On se laisse emporter par son énergie et son enthousiasme. Mais je voudrais ici vous parler d'un air en particulier, celui-ci :
"Inspirez-moi, race Divine" La Reine de Saba, Charles Gounod
Depuis lors, j'ai aussi découvert cette superbe version par notre cher Roberto Alagna, pour qui la langue française n'a aucun secret (mais il manque quand même l'aigu final qui ponctue bien l'ensemble !)
Cet air est issu d'un opéra très peu connu de Gounod: La Reine de Saba, créé en 1862 à l'Opéra de Paris, avec un succès, il faut bien le dire, assez mitigé... Les critiques de l’époque louaient la richesse orchestrale d'un compositeur porté par le succès de son Faust en 1859, mais certains jugeaient le livret trop complexe.
Ce qui m'amuse surtout, c'est que l'opéra met en scène un personnage qui est généralement considéré comme le fondateur spirituel de la Franc-Maçonnerie. il s'agit d'Hiram (ou ici Adoniram).
Le livret de Jules Barbier et Michel Carré s'inspire fortement de la Bible (1er Livre des Rois et du 2e Livre des Chroniques), mais aussi d'un texte de Gérard de Nerval (1851 - Voyage en Orient) qui était fasciné par les symboles, les mystères, et les traditions ésotériques...
Selon la Bible, Hiram était un artisan très respecté, sollicité par Salomon pour la construction du Temple de Jérusalem. Les Francs-maçons voient surtout en lui un symbole de la résilience humaine et du savoir perdu. Hiram ne cherche pas seulement à bâtir un temple physique, mais aussi une œuvre éternelle, reflet de la lumière divine que recherchent les initiés. Les légendes entourant Hiram rappellent également les mystères de la transmission des secrets, un thème cher aux loges maçonniques.
Israël, 10ème siècle avant JC : Salomon a donné pour mission à l'architecte Hiram de créer un temple somptueux, en l'honneur de Jéhovah. Hiram, un des meilleurs architectes du monde et formé en Egypte, ne semble pas satisfait du cours des travaux. Il ne veut pas créer un palais comme les autres.
Il l'explique dans la première partie de l'air, le récitatif très dramatique "Faiblesse de la race humaine".
"Faiblesse de la race humaine!...
Quelle oeuvre faisons-nous?
Tâche impuissante et vaine!
Un palais pour la volupté!
Un temple pour l'orgueil,
digne à peine d'un homme!
Toute grandeur absente!
Et c'est là ce qu'on nomme
créer pour l'éternité!..."
Hiram est un descendant de Tubal-Caïn, lui-même lié à Caïn et inventeur de l'art des forgerons (on les appelle les Caïnites, Genèse IV,22). Il veut créer une oeuvre digne de celle de ses ancêtres, qui fondèrent la première cité, dans l'actuel Liban, Hénochia (de Henoch, le fils direct de Caïn, vous suivez?)
Le mythe de Caïn, le premier assassin, celui qui a tué son frère Abel, est souvent interprété avant tout comme la première grande malédiction d’un errant maudit : "L'œil était dans la tombe et regardait Caïn", rappellera Victor Hugo... Mais c'est aussi un symbole de la créativité humaine. En effet, ce banni a quitté l'emploi de berger de son frère et est parti au loin pour se sédentariser et bâtir des cités, fondant ainsi les premières formes de civilisation.
Ce paradoxe entre le crime et la création se retrouve chez Hiram, descendant de Tubal-Caïn : un homme qui, malgré son héritage, transcende la condition humaine pour créer quelque chose de divin.
Dans le contexte maçonnique, Tubal-Caïn est souvent vu comme un modèle de l'artisan capable de transformer la matière brute en quelque chose de plus raffiné, et par extension, comme quelqu'un qui cherche à transcender sa propre nature criminelle et violente par l’artisanat et la créativité.
Vous remarquerez que sur cette gravure, Tubal-Caïn possède le Troisième oeil : au-delà de son héritage de meurtrier et de forgeron, il pourrait détenir une vision spirituelle supérieure, une capacité à voir au-delà des apparences matérielles et d'avoir accès à une sagesse cachée et se diriger vers un acte créatif divin.
Fils de Tubal-Kaïn, Ô grande et forte race!
Bienfaiteurs des humains! Ô sublimes esprits!
Qui de votre passage avez laissé la trace
sur le Liban superbe en de vastes débris!
Etait-ce là vos oeuvres colossales,
quand vos mains batissaient les murs d'Hénochia,
gigantesques travaux aux formes idéales!
Tels que le Créateur même s'en effraya!
Hénochia, dans ce contexte, symbolise l’ambition humaine et l’aspiration à édifier quelque chose de durable malgré la malédiction divine. La construction de ces "gigantesques travaux aux formes idéales" fait référence à un acte de défi. Bâtir des murs monumentaux est une tentative humaine de défier ou d’égaler les créations divines, un geste d’arrogance qui aspire à imiter ou même à surpasser la grandeur de Dieu. Cela renvoie également aux grandes architectures mythiques, comme la Tour de Babel, un autre exemple où l’humanité essaie de rivaliser avec Dieu, ce qui provoque sa colère.
Les francs-maçons voient souvent les grandes constructions comme des métaphores de l'élévation de l'âme. Cependant, l’évocation de la peur du Créateur met en lumière le danger que représente un savoir poussé trop loin, une sagesse qui pourrait déstabiliser l’ordre établi par Dieu.
Dans la suite de l'air "Inspirez-moi, race divine", Hiram appelle donc ses aïeux à l'inspirer pour la création de son chef d'oeuvre: la Mer d'Airain, (un bassin circulaire fondé en un immense bloc disposé devant ou dans le Temple.)
La Mer d'airain, dans le temple de Salomon (Bible de Mortier et Covens), d'un diamètre de 4,40 m, d'une circonférence 13,20 m et d'une hauteur de 2,20 m,
La musique, exaltée, traduit bien la foi, l'enthousiasme et la détermination de l'architecte. Il a bien l'intention de réaliser quelque chose de hors du commun, une oeuvre qui dépasserait tout ce qui a déjà été créé par l'homme et digne de ses nobles ancêtres.
Inspirez-moi, race divine!
Nobles aïeux en qui j'ai foi.
Maîtres puissants que je devine,
inspirez-moi!
au gré de mon rêve en délire,
je veux laisser au genre humain
une oeuvre digne qu'on l'admire:
cette vasque aux puissants contours,
la mer d'airain.
dans le sable déjà moulé,
qu'elle y soit d'un seul jet coulée!
Et vous, fils de Tubal-Kaïn,
enflammez mon génie,
et conduisez ma main!
Mais suite à une trahison, la fonte de la vasque se transformera finalement en un désastre et selon la légende maçonnique, Hiram mourra finalement assassiné par les "Trois Grands Méchants Compagnons", pour avoir refusé de dévoiler un savoir secret. Hiram emporte alors avec lui tous les mystères et les connaissances acquises des Egyptiens antiques.
Mais n'oubliez pas que nous sommes à l'Opéra, à époque romantique... Et qu'en plus, Gérard de Nerval est passé par là.
Donc dans l'opéra, Hiram tombe auparavant fou amoureux de Balkis, la Reine de Saba, qui elle-même ne semble pas beaucoup s'intéresser à Salomon... Et chez Gérard de Nerval (Le Voyage en Orient), c'est donc le roi Salomon lui-même qui fait assassiner l'architecte par jalousie. (On retrouve aussi cette interprétation dans certaines branches de la franc-maçonnerie d'ailleurs... mais franchement, le néophyte s'y perd).
Le thème de la mort d'Hiram est central dans le rite maçonnique. Il symbolise la transmission des connaissances. La légende insiste sur l'idée que les secrets d'Hiram ne peuvent être extorqués par la violence mais doivent être mérités par un chemin de transformation spirituelle et d’initiation. L'assassinat d’Hiram est une métaphore de la perte de la sagesse divine, un savoir que l’humanité doit sans cesse tenter de retrouver.
Le livret de La Reine de Saba repose donc sur un mélange de sources bibliques, de récits littéraires et d'une influence romantique qui met en avant la rivalité amoureuse et les passions humaines. Gounod, étant lui-même non-maçon, n'a pas voulu refléter une vision fidèle de la tradition maçonnique, mais plutôt de s'inspirer de la mythologie et des mystères antiques pour créer un drame romantique.
Voici donc comment, en partant de la brève présentation d'un CD d'airs français particulièrement réjouissant, on en vient à parler de Caïn, de la Reine de Saba et de légendes maçonniques...
Julia Le Brun
Pour en savoir plus sur La Reine de Saba, je vous invite à découvrir la chronique que j'ai écrite pour Franck Ferrand:
https://www.levoyagelyrique.com/histoire-et-opera-emissions-de-franck-ferrand
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