Lohengrin massacré par Serebrennikov à l’Opéra Bastille
ou comment tuer toute émotion artistique et musicale...
(article également disponible sur CAUSEUR)
Un jour, il y a bien longtemps, un artiste génial découvrait avec émotion une bien vieille légende : celle du Chevalier au Cygne. Ce héros solaire lui plaît immédiatement.
Venu du pays du Graal et auréolé d’un pouvoir divin, il voyage dans une barque tirée par un cygne qui lui permet de passer d’un monde à l’autre. Sa mission : protéger l’innocence et la vertu et combattre pour le bon droit et la justice.
Lohengrin vient sauver la pure Elsa de Brabant, injustement accusée d’avoir tué son frère. Victorieux, il épouse la belle car il est aussi sensible à l’amour profane. Il est en quête d’une âme sœur. Mais il ne peut rester parmi les hommes que tant qu’ils n’ont pas connaissance de sa nature divine. Aussi est-il forcé d’imposer un interdit : « Jamais tu ne devras me demander qui je suis ni d’où je viens». Evidemment, influencée par la malveillante Ortrud, Elsa finira par poser la question interdite, et Lohengrin, désespéré devra repartir, non sans avoir rempli sa mission : stabiliser le Brabant en lui rendant son chef, puisque le frère d’Elsa disparu n’était autre que le cygne…
Notre compositeur imagine ensuite la musique qui collerait le plus parfaitement à son livret et en révèlerait également les mystères cachés et personnifie musicalement ses personnages. Bien sûr, il en imagine aussi la mise en scène, en donnant pour la création des instructions strictes : « J’ai indiqué sur la partition l’action scénique devant marcher d’accord avec la musique » écrivait-il à Liszt. Tout doit concorder.
Presque deux-cent ans plus tard, une équipe passionnée de chanteurs, choristes et musiciens parmi les meilleurs au monde, conduits par un jeune chef d’orchestre brillant, mettent leur immense talent au service de la partition léguée par le génie disparu.
Mais voilà que surgit au sein de ce beau projet un metteur en scène qui a des idées qui ne sont aucunement nées de l’étude ou de l’écoute de l’œuvre en question : il veut avant tout faire passer un message éminemment nouveau et original : « La guerre, ce n’est pas beau et ça fait des morts et des éclopés, et l’héroïne, une femme qui croit en l’existence des héros, est une folle à interner ». En fouillant bien dans le livret, on trouvera bien un prétexte : cela tombe bien, il y a plein de chœurs guerriers dans Lohengrin… Il décide donc de raconter sa propre histoire, dénaturant le travail de tous les autres artistes, qui eux, avaient à cœur de servir l’œuvre d’origine.
Et beaucoup de crier au génie bien sûr ! Sauf que cette « proposition » n’est même pas originale : du Faust de Savelli en 1975 à l’Aida de Michieletto à Munich cet été, tous ont déjà eu l’idée d’exhiber des mutilés, et les hôpitaux psychiatriques sont également légion. Ce sont les mêmes poncifs ressassés encore et encore.
Deux histoires se superposent alors : l’une ancienne et lumineuse, l’autre contemporaine et sinistre. Les paroles, les actions, les images, se heurtent et plus personne n’y comprend plus rien.
Adieu l’Oeuvre d’Art Total chère à Wagner ! Le cerveau tente en vain de trouver une cohérence entre ce qu’il entend et ce qu’il voit, entre ce que les acteurs disent et ce qu’ils font.
Nous voyons une infirmière (Ortrud !) invoquer solennellement Wotan dans son cabinet d’hôpital et pensons que c’elle qui devrait être internée, plutôt que la jeune Elsa ! En même temps, on vient aussi de voir cette dernière, tantôt nue avec de longs cheveux, tantôt chauve, s’agiter frénétiquement, puis se faire droguer sur un lit d’hôpital…
« Rendez Lohengrin, à force d’art, aussi éblouissant que possible, il faut qu’à sa vue on soit fasciné », suppliait Wagner. Mais celui qui devrait « refléter l’éclat des splendeurs sacrées de Montsalvat » n’est plus ici qu’un simple militaire en treillis, caché dans l’ombre et fumant sa clope pendant sa nuit de noces…
Au son de la musique, extraordinairement radieuse du final de l’acte II, où Elsa devrait solennellement les marches de l’Eglise en grande robe de mariée, la pauvre jeune fille rend ici visite aux mutilés de guerre alors qu’à côté, des cadavres s’empilent à la morgue.
Comme on n’est pas non plus complètement bête, on comprend un peu où Serebrennikov veut en venir : il a tout inversé :
Lohengrin n’est sans doute que le fantôme du frère d’Elsa disparu (et qui avait un tatouage de cygne). Elle nourrit d’ailleurs envers ce frère des fantasmes sexuels (omniprésence des images de Leda). Telramund et Ortrud sont en fait les gentils qui ont tenté en vain d’empêcher la guerre, et celui qu’instinctivement le public devrait percevoir comme un héros porteur d’espérance n’est qu’un vilain méchant militaire.
Dommage que Wagner, qui a fait la bande son, ait identifié musicalement les personnages : le héros solaire en La Majeur et l’ennemi obscur, Ortrud en fa# mineur.
Quel est le sens de la question interdite dans ce contexte ? Que vient faire le Graal dans toute cette histoire ? Mystère…
Qu’importe alors que la musique soit si superbement jouée et chantée, si ce que voient les yeux n’a absolument aucun rapport avec ce que les oreilles entendent. Comment, perdus au milieu de signaux contradictoires, peut-on ressentir une quelconque émotion dramatique ? A défaut d’être plongé dans l’action, l’ennui nous rattrape rapidement. On voudrait fulminer après les manigances Ortrud pour frémir aux accents si terriblement sublimes de Nina Stemme, pleurer avec Elsa pour goûter la voix à la fois brillante et suave de la magnifique Sinéad Campbell-Wallace.
On ferme les yeux pour tenter malgré tout de savourer le « récit du Graal », si superbement chanté par Piotr Beczala, au timbre clair et lumineux et tout en subtilité. Le chœur qui lui répond pourrait se faire encore plus doux et éthéré, mais comment trouver une âme mystique en étant entouré de cadavres emballés dans des sacs poubelles ?
Wagner rêvait de la fusion de la musique et du drame. Aujourd’hui, nous avons : « J’ai une idée d’histoire et j’utilise la musique comme bande son, je prends le livret en otage pour proposer un spectacle sans aucun rapport avec le sujet, je soumets les artistes à mes caprices et prends le risque de gâcher le travail de centaines de gens, le tout sans qu’apparemment, personne n’ait son mot à dire ! »
Je ne parle pas ici de revenir à un « opéra à la papa » « carton pâte »… C’est le cauchemar, largement fantasmé par ailleurs, des apologistes excités du Regieteater qui ne cessent de nous mettre en garde contre la menace d’un effrayant retour aux casques à cornes des Walkyries. Ils n’hésitent pas d’ailleurs à recourir à l’insulte, et à identifier leurs opposants à des staliniens et fascistes.
Non, je parle d’aborder une oeuvre avec respect pour son créateur, pour les spectateurs et les artistes. Cela n’empêche pas d’utiliser toutes les techniques modernes de mise en scène pour la sublimer et de travailler la direction d’acteurs afin qu’elle soit vivante, intelligente et en harmonie avec la musique. Certains l’ont fait, souvent avec bonheur, comme Robert Carsen et bien d’autres moins renommés. Il suffit de se mettre au service du compositeur et non de sa petite personne… Sinon, ce n’est qu’un vaste gâchis.
Julia Le Brun
Conférencière, critique musicale et écrivain
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