Pourquoi pleure-t-on à l'opéra ?
Par Julia Le Brun
« Tu in questa tomba » éclatait la voix d’une séduction indicible, à la fois douce et héroïque, de Radamès. (..) Ces chants (…) avaient ému jusqu’au fond de l’âme l’auditeur solitaire et nocturne, tant à cause de la situation que de l’expression musicale. Il était question du Ciel dans ces chants, mais eux-mêmes étaient célestes, et ils étaient chantés divinement. (…) Ce qu’il éprouvait (…) c’était l’idéalité triomphante de la musique, de l’art, du cœur humain, la haute et irréfutable sublimation qu’ils faisaient subir à la vulgaire laideur de la réalité. »
On se saurait mieux décrire que Thomas Mann dans La Montagne magique, l’émotion qui peut saisir le spectateur devant la mort sublimée d’Aida et Radamès. Ils sont enterrés vivants, et pourtant, rien de glauque dans ce glorieux final de Verdi. Nos larmes ne sont pas des larmes de désespoir, elles sont sereines et consolatrices.
D’où vient donc l’émotion suscitée par un spectacle lyrique ? Elle est liée à de nombreux facteurs… car l’opéra est dès sa naissance un spectacle total, l’art complet par excellence.
Il y a un facteur physique : le pouvoir de la musique sur le corps. On sait que les ondes sonores ont un effet sur la matière, et en particulier sur l’eau dont le corps est constitué à 80 pour cent. Les vibrations entrent en résonance avec nos tissus et affectent directement notre corps, de manière positive ou négative. C’est ce qui fait la spécificité de la musique sur les autres arts. Diderot ne disait pas autre chose dans Le Neveu de Rameau : « Le plaisir musical doit son extrême puissance au fait qu’il est d’abord le résultat d’un état corporel. (…) Tout se passe comme si le corps entrait en résonance avec les vibrations musicales et devenait lui-même un instrument de musique ». Cet effet est particulièrement sensible chez Richard Wagner, qui cherche par ses harmonies et la structure musicale de ses œuvres - notamment l’utilisation des leitmotivs - à fasciner hypnotiser, provoquer une sorte de transe qui défie l’intellect et parle à l’inconscient du spectateur.
Mais Wagner lui-même a aussi été avant tout fasciné par un autre élément fondamental de l’opéra : le drame, ce qu’il nomme « la délicieuse excitation provoquée par un monde factice, attirant et effrayant à la fois ».
Pour apprécier pleinement un opéra, il faut se laisser plonger corps et âme dans un autre monde, car la musique d’opéra n’est pas une simple sollicitation des sens (comme l’est la musique disco par exemple) elle se combine à d’autres facteurs : l’intellectuel et le sensible, l’esprit et l’âme. Elle réclame un silence attentif, une concentration et une disponibilité émotionnelle.
Il se crée une combinaison entre la beauté musicale et l’intérêt dramatique. On peut pleurer devant la pureté d’un andante de concerto pour piano de Mozart, mais plus facilement encore à la mort d’Aida, car on s’associe alors aussi aux malheurs de l’héroïne.
L’émotion que l’on ressent alors relève de la catharsis théorisée par les Grecs anciens : l’épuration des passions par le moyen de la représentation dramatique qui permet la mise à distance, l’objectivation des émotions. Elles sont simplifiées, réduites à leur essence, purifiées et amplifiées par la musique.
La jeune aristocrate Julie de Lepinasse en parla de manière merveilleuse lorsqu’en 1774, elle assistait aux premières représentations d’Orphée et Eurydice de Gluck à Paris, alors que son jeune amant venait de mourir : « Je sors d’Orphée ; il a amolli et calmé mon âme. J’ai versé des larmes mais elles étaient sans amertume. » « La musique a été inventée par un homme sensible qui avait à consoler des malheureux. Cette musique me rend folle, elle m’entraîne, je ne puis manquer un jour. Mon âme est avide de cette sorte de douleur. »
Cette tragédie lyrique de Gluck a bouleversé les spectateurs de l’époque. De nombreux témoins confessent avoir alors éprouvé un effet inconnu d’eux, des « transports indescriptibles ». Mais certains refusèrent également ce qu’ils appelaient « ce dur ébranlement des organes », un bouleversement émotif qui pour eux ne relèverait pas du plaisir musical, pure contemplation de la beauté et de la virtuosité sans projection émotive.
Ce qui nous amène à un autre élément essentiel de l’opéra : la fascination pour la beauté sonore de la voix et la pure virtuosité. Le spectateur d’opéra sera toujours captivé par le contre-ut héroïque d’un ténor, par la vocalise bien maîtrisée jusque dans les suraigus d’une Reine de la Nuit, voire par les graves gutturaux d’une basse russe, ou par la perfection de la ligne de chant d’une soprano interprétant une mélodie de Bellini comme le fameux « Casta Diva » de Norma. C’est d’un côté, l’exaltation liée au sentiment d’avoir assisté à une prouesse physique, comme celle d’un athlète, de l’autre le bonheur de la beauté pure d’une mélodie, en dehors de toute considération dramatique.
Le chanteur… il est donc au centre de tout cela. Il fut la première star d’Occident, depuis Farinelli et les castrats de l’époque baroque. Le chanteur d’opéra doit aujourd’hui chercher à réunir, concilier tous ces aspects du drame lyrique.
Il touche tout d’abord le spectateur par le pur pouvoir de sa voix, par la richesse d’un chant à travers lequel il fait passer des émotions, d’humain à humain, sans intermédiaire, plus sûrement encore que le ferait un instrument. Cette voix qui, en salle, touche directement le public sans la déformation d’un micro, a été travaillée, élargie, enrichie en harmoniques. Le chanteur d’opéra a appris à faire vibrer chaque parcelle de son corps qui entre en résonance avec le son émis par ses cordes vocales. Sa voix est unique, et quand il chante, c’est une partie de lui-même qu’il livre aux spectateurs. Chaque chanteur a sa personnalité et donc quelque chose de différent à apporter. Certains subjuguent par leur simple chant, comme les castrats à l’époque baroque. Chez Luciano Pavarotti, ce sera avant tout la pure jouissance de la beauté d’un timbre solaire. Chez Placido Domingo, ce sera la chaleur, la rondeur d’un timbre reconnaissable entre tous, mais aussi une implication dramatique et un talent d’acteur hors normes (sans parler du physique, l’aspect visuel n’étant pas non plus à dédaigner, suivez mon regard, Mesdames). Souvent, l’émotion nait tout de même de la combinaison de la beauté vocale et de l’implication dramatique, même si l’idée d’un chanteur-acteur, née progressivement au XIXème siècle, ne s’est imposée que très récemment.
Qu’apprécie-t-on chez Callas ? Ce n’est pas la beauté de la voix, c’est plutôt la perfection du contrôle de la ligne de chant, mais aussi l’implication dramatique totale, la capacité à transmettre des émotions au public. Ce sera également le cas du ténor Jon Vickers par exemple.
Ce contact direct avec le chanteur, qui semble nous livrer son âme à travers son chant, crée une familiarité favorable au développement de ce qu’on appelle aujourd’hui de manière un peu méprisante le « star système », né avec les chanteurs d’opéra, dès l’époque baroque. Car ils semblent nous parler, ils nous paraissent familiers, un sentiment renforcé par l’avènement du disque qui fait résonner leur voix dans notre intimité. Quand nous les entendons ensuite sur scène, nous avons l’impression de retrouver des amis, ayant partagé avec nous notre dernier apéritif. Les plus passionnés d’entre les « fans » font un peu durer le plaisir d’une représentation en allant les voir à la sortie où ils sont généralement bien accueillis. Projettent-ils (ou elles), un peu de leurs fantasmes sur ces humains divinisés ? Sans doute… même si le temps des divas a disparu et s’ils sont souvent d’une simplicité désarmante… et bien émouvante.
L’opéra étant un spectacle total, il y a un autre facteur important à prendre en compte qui est l’élément visuel. Décors et mise en scène sont depuis le début des composantes essentielles de l’opéra, parfois un peu oubliées depuis l’avènement de l’ère du disque.
A mon avis, il est important que l’élément visuel complète l’élément sonore, c’est à dire que ce que perçoit l’œil ne rentre pas en contradiction avec ce que perçoit l’oreille, ni ce qu’analyse l’esprit. Ce que l’on voit doit être en lien avec le texte et la musique. Sinon, cela crée une contradiction que le cerveau a du mal à gérer, qui nuit à l’implication du spectateur et donc à la naissance d’émotion. C’est bien le problème auquel nous sommes confrontés aujourd’hui avec certaines mises en scènes.
La beauté visuelle est capable de renforcer, sublimer la beauté sonore : c’est le cas dans le film luxuriant de La Traviata de Zeffirelli, où la richesse mélodique et orchestrale de la musique de Verdi est renforcée par la splendeur des décors et des costumes du film, autant que par le jeu et l’implication dramatique exceptionnels de Teresa Stratas et Placido Domingo. Par contre, comment être ému par l’arrivée d’un héros glorieux, messager du Graal, quand celui-ci rampe par terre en tremblant ? C’est le cas du Lohengrin proposé récemment à l’Opéra de Paris. Comment trembler à l’angoisse d’Iphigénie en Tauride, quand l’orage introductif, symbole de son état d’esprit, est illustré par un défilé de vielles femmes en peignoirs dans une maison de retraite ? L’esprit, stressé par la contradiction entre ce qu’il voit et ce qu’il entend, ne laisse plus alors de place à l’épanouissement de l’émotion.
Et le compositeur dans tout cela ? Peut-être a-t-il aussi son mot à dire ? C’est tout un monde visuel, sonore, et émotionnel qu’il a légué à la postérité. C’est une partie de lui qui passe dans sa musique… une partie de l’âme de Verdi, Wagner, Puccini, survit et renaît à chaque représentation, vivifiée par des êtres bien réels, chanteurs, et musiciens. Car l’opéra est un peut-être un musée, mais un musée de chair et de sang, où l’on rit de nouveau avec Rossini, vibre avec Wagner et pleure avec Puccini.
Julia Le Brun
Conférencière – Découverte de l’Opéra
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