Maria Callas, 100 ans et toujours vivante !
Par Julia Le Brun, avec l'aimable autorisation de Qobuz. Article disponible sur leur site :
https://www.qobuz.com/fr-fr/magazine/story/2023/12/02/maria-callas-diva-absolue
Maria Callas aurait eu 100 ans le 2 décembre prochain. Sur cette femme exceptionnelle, trop tôt décédée, on a beaucoup écrit. Le temps a passé. Que reste-t-il de tous ces souvenirs en 2023 ? Un mythe, un rêve, celui d’une diva dont la renommée dépassait le milieu de l’art lyrique, le souvenir d’une artiste hors normes qui devait avoir une voix, un charisme et une présence scénique ayant le pouvoir de susciter chez les foules mélomanes un enthousiasme proche de l’hystérie, mais aussi de faire aimer l’opéra à des personnes qui s’en croyaient bien loin.
Si le passage sur Terre de Maria Callas a été celui d’un météore, il a profondément marqué le monde de l’art lyrique. Aujourd’hui encore, même ceux qui ne l’ont pas connue se prennent à regretter cette époque et ne peuvent prononcer son nom sans une certaine émotion.
Heureusement, la grande période de succès du « phénomène Callas » a coïncidé avec l’avènement du microsillon et il reste aujourd’hui un très large catalogue, en grande part enregistré par EMI, remasterisé et réédité il y a quelques années par Warner, sans parler des albums pirates qui abondent, autant de témoignages qui conservent vivante la mémoire de cette « diva assoluta ».
On y redécouvre ce timbre immédiatement reconnaissable, cette voix d’une étendue exceptionnelle, mais surtout la richesse et l’intensité d’interprétations dont certaines restent des références incontournables.
Mais il est également impossible de parler de la chanteuse sans évoquer la femme au destin aussi tragique et au tempérament aussi ardent que les héroïnes qu’elle incarnait.
C’est dans le ventre de sa mère que Maria Kalogeropoulos effectue son premier voyage en bateau, depuis la Grèce jusqu’aux Etats-Unis, pour naître à New-York le 2 décembre 1923. Elle grandit au sein d’une famille désunie, entre un père volage et absent et une mère frustrée, Evangelina, qui lui préfère sa grande sœur Jacquie, tout en reportant sur sa progéniture tous ses espoirs déçus de succès et de célébrité. Elle ne peut que se réjouir du plaisir que sa cadette éprouve à chanter avec cette voix qui se révèle d’une rare qualité pour son âge. Cette enfant si renfermée, boulotte et extrêmement myope, semble y trouver un remède à son complexe d’infériorité. Sa mère se fait fort d’en faire une star.
En 1947, Evangelina décide de retourner en Grèce, sans son mari, où elle s’installe avec ses deux filles. Maria a à peine quatorze ans, mais le caractère exceptionnel de son talent est vite confirmé. Elle sait désormais quel est son destin, et est convaincue que rien ne peut désormais l’arrêter sur le chemin de la gloire.
Admise au Conservatoire d’Athènes, elle y fait une première rencontre fondamentale : Elvira De Hidalgo. Cette ancienne cantatrice espagnole reconvertie est émerveillée, devant «cette cascade de sons pas entièrement contrôlés, mais pleine de rêve et d’émotion ». Il lui reviendra de canaliser cette « matière vocale énorme qui s’échappe.» Elle apprendra à cette travailleuse forcenée à contrôler sa voix, ou plutôt ses trois voix, son grave de violoncelle, son medium de violon et son aigu de flûte. Homogénéiser ces trois registres ne sera pas chose facile, et il y aura souvent des heurts lors du passage de l’un à l’autre, surtout quand Callas n’aura plus les moyens de les atténuer à la fin de sa carrière.
Mais à force d’étude, Maria acquière la maîtrise de sa voix et en fera un instrument docile à sa volonté, capable des nuances les plus subtiles, et d’un ambitus exceptionnel de près de trois octaves.
Elle fait ses débuts professionnels à Athènes en 1942 dans Tosca (déjà). Elle a dix-sept ans.
Après la guerre, Callas s’éloigne d’un pays où elle a dû chanter pour l’occupant et se rend aux Etats-Unis pour y retrouver son père. Mais elle ne parvient pas à percer dans son pays natal et est finalement recrutée sur audition pour le rôle principal de La Gioconda de Ponchielli… en Italie aux Arènes de Vérone où elle fait ses débuts le 3 août 1947. Ce sera la chance de sa vie.
Sa carrière peut enfin commencer, portée par deux hommes qui lui offriront le support nécessaire : le grand bourgeois Giovanni Battista Meneghini, de trente ans son aîné, la prend sous sa protection, devenant son impresario avant de l’épouser en 1949, et le chef d’orchestre Tullio Serafin devient son mentor.
En août 1952, La Gioconda sera d’ailleurs son premier enregistrement intégral. Son écoute révèle une jeune soprano puissance volcanique, à la voix de poitrine immense, aux aigus sûrs et stables, et au phrasé magistral.
Après leur rencontre à Vérone, Tullio Serafin s’applique à procurer à sa nouvelle protégée d’autres engagements en Italie, essentiellement dans le répertoire de grand spinto et dramatique. Elle fait progressivement la conquête de la péninsule, endossant tous les rôles, à un rythme frénétique. La jeune artiste ne fait d’ailleurs pas l’unanimité, beaucoup dénonçant des sons rauques et des inégalités sonores, mais sa maîtrise technique, sa capacité à moduler les sons à l’infini, et son instinct dramatique convainquent finalement le public.
A cette époque, elle chante même Wagner (en italien) : c’est le temps des Kundry et Isolde, dont le disque garde un témoignage émouvant grâce à son premier récital gravé chez Cetra en 1949, où Bellini alterne avec Tristan.
Car cette même année, la jeune femme a impressionné la critique, en reprenant au pied levé à Venise, le rôle d’Elvira dans Les Puritains de Bellini, alors qu’elle interprétait dans la même semaine la Brünnhilde de La Walkyrie. Chanter du bel canto, si délicat et virtuose, avec une voix de soprano dramatique, relevait de la plus incroyable prouesse. « C’est comme si on demandait à Birgit Nilsson de remplacer Beverly Sills », dira De Hidalgo.
Maria avait enfin trouvé sa voie, et sa voix.
Cette découverte infléchit sa carrière vers des rôles plus légers, et la conduit à réveiller l’intérêt pour un répertoire dont on avait largement oublié la technique : celui du bel canto romantique du début du XIXe siècle.
En 1949, elle entreprend une grande tournée en Amérique latine où elle fait notamment ses débuts dans Lucia de Lammermoor, un rôle que la tradition avait confié à des légers « rossignols », et auquel elle va redonner une âme et un corps, forte de cet instrument sombre et puissant capable de vocaliser legato ou staccato, de donner un poids et de colorer chaque note, même dans les aigus.
Mais c’est aussi et surtout la Norma de Bellini (son le Casta Diva » reste inégalé) qui la consacre star et révèle véritablement toutes les potentialités de voix et cette technique héritées des anciens temps, que l’on appelle soprano dramatique d’agilité. Son interprétation en 1952 à Londres consacre d’ailleurs ses amours avec le public londonien qui lui réserve un accueil frénétique bien peu anglais. C’est aussi Norma qui lui ouvrira enfin les portes des Etats-Unis, pour des débuts officiels et tonitruants à Chicago en 1954.
Sa carrière internationale est lancée, à un rythme aussi intense que l’augmentation de ses cachets, soigneusement négociés par son mari Meneghini.
La Scala
Entre temps, reste le plus difficile : conquérir le temple de l’art lyrique, la Scala de Milan.
Elle n’y fera jamais l’unanimité, ses ennemis clamant haut et fort que sa voix est « impossible », et l’opposant artificiellement à Renata Tebaldi, au timbre rond et chaleureux. Ces attaques féroces nourriront en permanence les doutes d’une artiste toujours insatisfaite, et se remettant toujours en cause, ce qui contribuera à la miner de l’intérieur, surtout quand son instrument commencera à montrer des signes de faiblesse.
C’est pour un remplacement de La Tebaldi qu’elle fera à la Scala en 1950 des débuts timides et mal reçus. Mais dès 1951, elle ouvre la saison avec Les Vêpres Siciliennes de Verdi et c’est un triomphe, sans parler de sa Lady Macbeth, l’année suivante, pour laquelle Verdi cherchait justement une cantatrice « capable d’émettre des sons presque diaboliques ».
On réunit désormais autour d’elle les personnalités les plus prestigieuses, que ce soit à la Scala ou bien sous les bons auspices de Walter Legge, le tout puissant producteur d’EMI, qui a désormais pris en mains son destin discographique.
Le terrible Herbert von Karajan lui-même tombe sous le charme. « Pour elle, j’aurais dirigé n’importe quoi », Elle cherchait le rapport absolu entre les mots, la musique et l’action. »
Elle enregistrera avec lui une bouleversante Madama Butterfly, mais aussi, une Leonore du Trouvère à laquelle elle restitue son belcantisme, donnant un sens dramatique à chaque trille et ornementation.
C’est à la Scala qu’elle enregistre en 1953, un des albums qui fera sa renommée auprès de millions d’auditeurs: Tosca. Encore une version de référence, où elle se révèle au sommet de son art.
Autre personnage auquel elle restitue sa stature antique, celui de la Médée de Cherubini, un rôle d’écorchée vive où elle peut libérer les flots impétueux de son tempérament, et, avec le temps, plus que jamais utiliser ses fragilités, mediums voilés et ruptures de registres, à des fins dramatiques.
La tragédienne s’aventure également dans le registre comique, se révélant une Rosina du Barbier de Séville, coquette et pétillante.
C’était déjà sous les bons auspices de Rossini, dans Le Turc en Italie, que s’était opérée la rencontre avec une autre immense personnalité, Luchino Visconti, inaugurant une collaboration devant les conduire tous les deux à une apothéose artistique.
Visconti, fasciné, travaillera avec elle la gestuelle et lui révèlera son instinct dramatique, pendant que Maria voyait naître de son côté des sentiments beaucoup plus romantiques qui ne devaient malheureusement pas être réciproques.
Visconti la met en scène à La Scala dans La Vestale, La Somnambula, Anna Bolena, Iphigénie en Tauride, autant d’opéras oubliés qu’elle contribue à faire redécouvrir, et finalement en mai 1955, dans la « Traviata du siècle. »
Encore un rôle qu’elle aura marqué d’une empreinte indélébile, et dans lequel elle se révèle si bouleversante, quitte même avoir « l’air fatiguée. Mais c’est justement l’impression que j’essayais de créer, dira-t-elle. Comment, dans son état, Violetta pourrait-elle chanter d’une voix puissante, haute et ronde ? Ce serait ridicule ».
La Diva
Si Visconti prend un plaisir sensuel à habiller de manière si splendide sa diva, c’est aussi que cette femme grande et forte, parvient entre 1953 et 1954, à perdre plus de trente kilos. Sa nouvelle silhouette attire d’ailleurs l’intérêt des couturiers. La cantatrice se forge alors une image médiatique et devient une personnalité internationale dont la célébrité dépasse le monde de l’opéra.
Ragots et scandales commencent à se multiplier, d’autant plus qu’elle est désormais introduite dans ce monde de la jet set que l’ancienne petite fille pauvre découvre avec émerveillement. Et elle y rencontre un personnage aussi flamboyant que séducteur, qui est en plus son compatriote, l’armateur grec Onassis. Le milliardaire décide de s’offrir cette diva, comme une sorte de luxe suprême, quand elle, découvrant tardivement l’amour passionnel, décide de ralentir sa carrière pour « tenter de réaliser sa vie de femme ».
On sait ce qu’il adviendra de cette liaison : suite à une croisière sur le yacht Le Christina à l’été 1959, Callas se sépare de son mari, pour aller vivre une vie de luxe auprès de son amant, avant de découvrir dès 1963 les infidélités de son « Ari », appelé à épouser finalement la veuve de Kennedy en 1968. Callas lui sera pourtant toujours dévouée.
Le refuge en France
Mais entre-temps, la chanteuse avait opéré un retrait progressif des scènes lyriques, concomitant avec une augmentation de ses faiblesses vocales, sur lesquelles on a d’ailleurs beaucoup épilogué : problèmes nerveux, problèmes de souffle liés à sa perte de poids, tempérament autodestructeur… la liste est longue.
Elle tente de se ressaisir, mais elle a perdu confiance en elle. Ses fidèles, eux, se font de plus en plus passionnés, notamment en France, un pays qu’elle a découvert tardivement mais qui sera son refuge.
Maria fera finalement ses adieux à la scène à Londres dans une Tosca mise en scène par Zeffirelli en 1965.
Par contre, le récital occupera toujours une place de choix dans son parcours, tant dans les grandes années 1950, que dans la décennie 1960. Cela lui permet en outre d’aborder des répertoires qu’elle n’interprètera jamais sur scène.
En 1954, à Londres, Callas avait déjà gravé sous la direction de Tullio Serafin, deux disques parfaitement accomplis : Héroïnes de Puccini, et Grands airs lyriques de coloratura. En 1958, ce sera un récital Verdi incluant une Lady Macbeth dont elle n’a jamais enregistré l’intégrale ainsi que d’impressionnantes « Scènes de la folie ».
Héroïnes de Puccini
https://open.qobuz.com/album/psf48rh2jmtcb
Grands airs lyriques de coloratura
https://open.qobuz.com/album/0825646254231
Callas portrays Verdi Héroines
https://open.qobuz.com/album/0825646254088
Mad Scenes from Anna Bolena, Hamlet & Il Pirata
https://open.qobuz.com/album/0825646291885
Puis, en 1961, elle s’installe à Paris, où elle fera le bonheur des spectateurs de l’Opéra et du Théâtre des Champs-Elysées. C’est là qu’elle livrera ses dernières forces, pour un public qui lui réserve un accueil inoubliable.
Cela ira de pair avec la découverte de la musique française, liée à sa rencontre avec Georges Prêtre avec lequel elle nouera une solide amitié.
Elle enregistre avec lui deux importants récitals d’airs français, brossant, malgré ses fragilités, de stupéfiants portraits musicaux de Manon, Charlotte, ou Marguerite, avant d’immortaliser en 1964 une Carmen si captivante que beaucoup ont regretté qu’elle n’ait jamais voulu l’interpréter sur scène.
La fin de sa vie et carrière sera essentiellement constituée d’une succession de projets avortés. Elle donne quelques cours d’interprétation à la Juilliard School avant une tournée avec Giuseppe Di Stefano en 1974 où ils reçoivent un accueil chaleureux mais où sa voix la trahit. Elle n’apparaîtra alors plus jamais sur scène et passe ses dernières années recluse dans son appartement parisien avant de s’éteindre le 16 septembre 1977.
Beaucoup de ses enregistrements restent des références. Elle incarnait comme son amie Elisabeth Schwarzkopf ou comme Dietrich Fischer-Dieskau, une certaine éthique du chant. Chaque note est contrôlée et prend un sens, aucun ornement n’est ainsi laissé au hasard. Il ne s’agissait pas tant pour Callas de redonner de l’importance au jeu scénique, que de faire du spectacle lyrique un tout cohérent en cherchant dans la partition le sens même du drame, chaque accent, chaque geste scénique devant trouver sa justification dans la musique.
C’est pourquoi, même s’il nous reste trop peu de témoignages vidéo de la Callas, son leg discographique reste irremplaçable.
Julia Le Brun
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