Le Voyage Lyrique - Découverte de l'opéra

Le Voyage Lyrique - Découverte de  l'opéra

La Folie à l'Opéra

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« Il n’y a sans doute pas, dans l’espèce humaine, un seul individu sage à toute heure et dépourvu de toute espèce de folie. »

Erasme, Eloge de la Folie.

 

Cette affirmation d’Erasme, dans son Eloge de la Folie, nous semble particulièrement adaptée aux personnages d’opéra, qui font toujours l’objet de passions extrêmes, exacerbées par le pouvoir de la musique, et le bon vouloir de librettistes en quête de situations fortes et émouvantes. A tel point qu’au final, on peut se demander si cette thématique de « la folie à l’opéra » ne pourrait pas s’appliquer à tout le répertoire lyrique…

 

La folie est donc une notion extrêmement polysémique. Elle désigne le plus souvent des comportements jugés et qualifiés d'anormaux dans une société donnée. Un fou se définie par rapport à des critères de « normalité » donc par rapport aux autres. La folie est par conséquent un phénomène social et sa définition varie selon les règles définies par le groupe. Notons que certains comportements qui nous paraissent relever de la folie aujourd’hui, étaient autrefois considérés comme normaux : dans La Force du Destin de Verdi, le frère poursuit les amoureux d’une fureur vengeresse qui relève de l’obsession, mais cela n’est pas considéré comme folie car il ne fait que pousser au fanatisme certains idéaux de l’époque et suit les règles sociales : après tout, il ne veut que venger l’honneur de sa famille… De même, le duel entre deux amis dans Eugène Onéguine nous parait presque aujourd’hui relever de la crise de folie…

De manière générale, celui qui suit les règles sociales, même les plus absurdes, ne peut être considéré comme fou… puisque la folie consiste en un rejet des règles de la société, à l’expression d’une liberté absolue voire à un retour à l’état de nature. C’est en cela qu’elle fascine et terrifie à la fois.

 

On distinguera donc à l’opéra plusieurs formes de folie :

- Les « innocents » de naissance, souvent considérés comme des Saints (Ex : l’Innocent dans Boris Godounov de Moussorgski.)

- La folie née d’une obsession : fureur jalouse, sexuelle, vengeresse. (Ex : la jalousie d’Othello)

- Les illusions : oubli du monde réel et création d’un monde imaginaire (Ex : Don Quichotte).

- La folie autodestructrice née du désespoir, et qui mène souvent au suicide (Ex : Lucia di Lammermoor de Donizetti), souvent précédée d’une scène de reconstruction d’une réalité idéale.

- Les remords, et souvent crises d’hallucinations qui en découlent (Ex : Macbeth, Boris).

- La folie « Par-delà le bien et le mal » : oubli momentané ou méconnaissance fondamentale des règles de la société. (Ex : personnages wagnériens…)

I. La folie du désespoir

C’est la cause la plus courante de la folie à l’opéra : la souffrance, le désespoir - souvent amoureux - des personnages, les conduisent à finalement tenter de s’évader du monde, à oublier les règles qui régissent la société. Ils tombent alors dans une folie qui peut être destructrice, voire autodestructrice, mais qui leur permet de briser les barrières sociales, morales, familiales, économiques, politiques, politiques et religieuses, souvent causes de leurs malheurs. Cette rupture avec l’ordre social peut conduire soit à la guérison, soit à la mort… elle peut être l’annonce d’une damnation ou celle d’une rédemption, mais elle est toujours le signe d’un achèvement. La scène de folie est toujours le sommet dramatique de l’œuvre.  C’est dans la folie que s’accomplit le destin.

 

Les folies passagères

 

Toutes les crises de folie ne se terminent pas en drame… Cela dépend du type d’opéra que l’on veut proposer au public. Il peut s’agir d’une perte de contact momentanée d’avec la réalité, résolue finalement par un « happy end » et un retour à la raison. La folie est souvent perçue alors comme un moyen de se révéler à soi-même, elle agit comme un passage initiatique.

L’époque des Lumières, qui voit les premières études sur la psychologie humaine, est propice au développement de tels sujets.

 

L’opéra Nina, o sia La pazza per amore de Paisiello (1789) est un des premiers exemples d’œuvres lyriques (comedia per musica) dont le livret soit intégralement conçu autour du thème de la folie d’un personnage auquel il s’agit de rendre la raison. Alors que souvent, la scène de folie est plutôt « l’aboutissement » du drame, ici elle en est le thème principal. Lorsque le rideau se lève, Nina est déjà folle, folle de désespoir… on apprend rapidement pourquoi :

Nina était fiancée à Lindoro, un jeune homme qu’elle aimait, mais son père a préféré finalement donner sa main à quelqu’un de plus riche. Lindoro, furieux, a défié son rival en duel et est tombé si gravement blessé que Nina l’a cru mort. Depuis, elle a perdu tout contact avec la réalité, ne reconnait plus personne, ni ses amis, ni son père plein de remords, ni même Lindoro quand il réapparaît. Il faudra finalement qu’elle tombe de nouveau amoureuse de lui pour que ce nouveau bonheur lui fasse recouvrer la raison.

L’opéra, sur un livret italien, s’inspire de Nina ou la Folle par amour, un drame lyrique de Nicolas Dalayrac, créé avec succès en 1786 à l’Opéra-Comique.

 

 

La Finta Giardiniera, Mozart (1775)

 

Mozart aussi se penchera sur la question de la psychologie humaine, en se passionnant pour les travaux de son ami le Dr. Mesmer qui cherchait à soigner les affections psychosomatiques, crises d’épilepsies, évanouissements etc. (Mozart abordera le même sujet de manière ironique dans Cosi fan Tutte.) Mozart s’intéressera particulièrement aux questions liées à la séduction et à la naissance de l’amour, qui sont analysées de manière très détaillée dans Cosi Fan Tutte. Cela l’amènera aussi à mettre en scène le personnage de Don Juan, dont nous reparlerons tout à l’heure.

Mais avant cela, dans sa jeunesse, il mettra en musique un livret qui le passionnera, et l’amènera à écrire sa première scène de folie, ce sera son opéra de jeunesse La Finta Giardiniera, qu’il nommera (comme plus tard Don Giovanni) « dramma giocoso », un genre métissé réunissant des éléments de l’opera buffa, de l’opera seria et de l’opéra-comique.

 

L’histoire de cet opéra est assez compliquée. Le comte Belfiore amant de la marquise Violante, l'a poignardée lors d'un accès de jalousie. La croyant morte, il s'est fiancé avec Arminda. Violante a survécu et part à la recherche de Belfiore accompagnée de son serviteur Roberto. Elle se fait engager sous le nom de Sandrina comme jardinière de Don Anchise, l'oncle d'Arminda. (Vous suivez ?). Dans le cadre des péripéties qui suivent, les amants se retrouvent, se reconnaissent, puis se réfugient dans une folie d’inspiration mythologique. Ils sombrent dans une sorte de transe et se transforment littéralement en deux figures mythologiques : Thyrsis et Méduse. Finalement, ils tombent dans un sommeil salutaire, et à leur réveil, ne sont plus les mêmes. Ils ont mûri. Ils sont capables de porter un regard neuf l’un sur l’autre. Ils s’acceptent mutuellement en tant qu’individus dotés de bons et de mauvais côtés, possédant chacun leur part d’ombre… et Violante pardonne à son amant.

 

Dans la Finta Giardiniera, la folie dont sont saisis les personnages est donc une épreuve nécessaire qui permet de libérer les colères et qui conduit à la guérison, au pardon, à la rédemption, en passant par évanouissement, sorte de mort symbolique, nécessaire pour accéder à une nouvelle vision du monde.

 

Orlando furioso (Vivaldi, Haendel).

 

C’était déjà un peu l’idée dans le « Roland Furieux », poème de l’Arioste mis en musique à l’époque baroque par Vivaldi (1727) et Haendel (1733) (Orlando furioso.) Après une crise furieuse où il oublie son humanité, Orlando va pouvoir revenir à lui-même et pardonner à ceux qui l’ont offensé :

 

Rejeté par celle qu’il aime, Angélique, le paladin Orlando se sent victime d’une injustice, sentiment d’autant plus grand que le héros a conscience de sa propre valeur. Il devient fou furieux, comme une bête sauvage, et se met à ravager la nature environnante (une folie qui rappelle celle d’Ajax dans l’Iliade). C’est une métamorphose qui rend le paladin méconnaissable et imprévisible. Les règles qui interdisent ou encadrent strictement l’usage de la violence se trouvent alors transgressées. C’est l’humanité du héros qui s’efface et suscite la pitié de ceux qui l’entourent (et non l’horreur ou la haine).

 

Orlando n’est pas malade il est fou : fou de jalousie, de désir et d’amour, comme s’il voulait abandonner son humanité pour ne plus souffrir.

 

Folie s’oppose ici à rationalité. Il n’y a plus de retour sur soi, c’est à dire le fait de réfléchir à ses actes pour les adapter en fonction de règles sociales intégrées. Le héros est délié par sa folie des conventions qui régissent l’ordre social et offre le spectacle inquiétant d’une liberté originaire. Orlando n’est jamais méprisable, ni ridicule. La folie n’est pas un déshonneur. Orlando finira d’ailleurs par sortir de son délire, redevenir lui-même et pardonner à ceux qui l’ont humilité.

 

Notons que dans ces deux opere serie baroques, les scènes de folie sont uniquement décrites dans le cadre des récitatifs, le délire total pouvant difficilement être concilié avec la forme stricte et épurée de « l’aria da capo » de l’opera seria. De même, chez Paisiello, les scènes de folie les plus démonstratives de Nina sont traitées dans le cadre des dialogues parlés.

 

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La folie autodestructrice

 

Alors que l’opera seria (avec fin heureuse obligatoire) connaît un déclin, et que le romantisme commence à voir le jour au dix-neuvième siècle, les librettistes commencent progressivement à mettre en scène des scènes de folie à l’issue plus dramatique. Les crises de folie deviennent alors des délires annonçant la mort, le suicide : le fou cède alors à la tentation de s’arracher au monde pour ne plus souffrir.

 

Idomeneo (Mozart) (1781)

 

Air final d’Electre

Nous avons déjà un aperçu d’une crise de folie qui finit mal dans le grand air d’Electre de l’Idomeneo de Mozart, même si la mort finale du personnage n’est qu’évoquée. Electre, la sœur d’Oreste (autre fou célèbre dont nous reparlerons), voit tous ses espoirs de mariage avec Idamante, fils d’Idoménée et futur roi de Crète, anéantis. A la fin de l’opéra, folle de rage, elle chante un air à la limite de l’hystérie avant de mettre fin à ses jours.

Ici, la folie naît d’un sentiment d’injustice : le monde (en l’occurrence Idamante) ne reconnaît pas ses mérites. Mais elle ne parviendra à évacuer cette colère comme Orlando, et la retournera comme elle-même.) 

Les Euménides (en fait, il faudrait plutôt parler des Erynnies) figurent ici la folie qui la saisit et la détruit (comme son frère Oreste).

 

 

 

Folies belcantistes

 

A l’époque du Bel Canto romantique italien, les scènes de folies offrent l’occasion aux cantatrices de briller vocalement, tout en intégrant cette virtuosité à un cadre dramatique plus ou moins cohérent. Voici quelques scènes célèbres issues de la plume de Bellini et Donizetti, les deux grands maître du bel canto romantique.

 

Il Pirata, Bellini (1827) « Col sorriso d’innocenza ».

Premier exemple d’un désespoir amoureux qui conduit à la folie : Imogene a aimé Gualtiero, mais a été forcée, pour des raison complexes, d’en épouser un autre, Ernesto, dont elle a eu un fils. Gualtiero, devenu pirate, revient, provoque son rival en duel et le tue. Il est condamné à mort. Imogene, désespérée, en perd la raison et croit voir le spectre de son mari aux côtés de son fils. Elle implore son fils d’intervenir auprès du fantôme pour qu’il lui pardonne et sauve Gualtiero, mais en vain.


 

Les Puritains, Bellini (1835), grand air d’Elvira ("Qui la voce sua soave")

Elvira pense que son fiancé l’a abandonné pour une autre… Perdue, elle ne reconnait plus personne et est toujours en l'attente du retour imminent d'Arturo. Mais cela ne se terminera pas en drame, puisque Arturo revient et est même sauvé in extremis.

 

Lucia di Lammermoor (1835), Donizetti « Il dolce suono… Spargi d’amaro pianto ».

Le grand air d’Elvira servira de modèle à ce qui est devenu la scène de folie par excellence à l’opéra.

Lucia, mariée de force, tue son époux pendant la nuit de noces. Elle sort de la chambre couverte de sang, et ne pense qu’à celui qu’elle aime, Edgardo. Elle ne sait même pas qu’elle a commis un crime. Elle est libérée et sourit à son bien-aimé comme s’il était présent, s’invente un monde meilleur. Personne dans l’assistance ne se risque à la contredire… Elle a finalement rompu ses chaînes et recouvré sa liberté, mais elle en meurt, car la liberté de la folie est une impasse : une fois consommée la rupture avec l’ordre social, il ne reste que deux voies : le retour en arrière par le chemin de l’expiation ou bien la mort.

On ne sait pas de quoi elle meurt.  Sa mort est une délivrance. Elle reste elle-même dans son délire, elle est devenue étrangère au monde et aux autres. Elle a raison et c’est l’univers qui a tort.  

Elle est folle car elle est seule, seule contre tous puisque même Edgardo l’a repoussée, et l’a maudite. C’est à ce moment que la rupture avec le monde devient totale. Elle s’ouvre à une folie sans remords qui est à la fois une plainte et une accusation. Dans la folie de Lucia, le pouvoir des hommes et de la société en général, se trouve dénoncé et déconsidéré.

 


 


 

 

Hamlet – Ambroise Thomas (1868) - air d'Ophélie : « A vos jeux, mes amies ».

Ophélie, abandonnée par Hamlet, finit par se noyer dans le lac, au terme d’une longue scène de tristesse tournant au délire. Cette scène, simplement évoquée chez Shakespeare, a été amplifiée à l’époque romantique pour développer le personnage féminin et mettre en valeur les capacités vocales d’un soprano léger. 

 

 

Dinorah – Le Pardon de Ploërmel – Meyerbeer - Air « Ombre légère »

Autre exemple de folie (passagère cette fois-ci) utile aux sopranos coloratures : Dans cet opéra-comique de Meyerbeer, Dinorah pense que son fiancé Hoël l’a abandonnée, le jour de son mariage, (alors qu’il cherche seulement à récupérer le trésor des Korrigans caché sous un menhir). Elle perd momentanément la raison en entamant une discussion (vocalisante) avec son ombre, dans la forêt. Cette scène est surtout prétexte à virtuosité pour la soprano… C’est d’ailleurs le cas de beaucoup de scènes de folie de l’époque romantique. 

 

 

Peter Grimes – Benjamin Britten (1945)

 

Sautons quelques années dans l’histoire de l’opéra, pour évoquer une autre grande scène de folie, mettant encore en scène un individu, en but à un groupe social, qui est amené à quitter un monde qui ne veut pas de lui.

Peter Grimes est un pêcheur vivant dans un petit village anglais, au milieu d’une communauté à laquelle il ne parvient pas à s’intégrer. On le soupçonne de violence et de meurtre sur ses jeunes apprentis, et il ne peut se défendre. Finalement, harcelé, et abandonné par les quelques personnes qui le soutenaient, il décide de couler avec son bateau. 

Peter Grimes illustre le déchirement individuel, la solitude d’un être à part et l’inéluctabilité du destin. Britten illustre le combat d’un individu peu socialisé contre la masse d’une petite communauté soudée. 

 

 

La folie douce : se couper du monde… sans nuire à personne

 

Don Quichotte de Massenet (1910)

 

Don Quichotte est un homme à l’imaginaire exacerbé, qui souffre de ce qui pourrait correspondre à la « folie douce » d’Erasme : il voit le monde comme il devrait être plus que comme il est.

 

Pour info : l'opéra de Massenet ne s'inspire qu'indirectement du grand roman de Cervantes. L'inspiration immédiate de l'œuvre fut la pièce de théâtre du poète Jacques Le Lorrain, Le Chevalier de la Longue-Figure, créée à Paris en 1904. Dans cette version de l'histoire, la simple fille de ferme Aldonza (aussi dénommée Dulcinea) du roman d'origine devient un personnage plus sophistiqué, Dulcinée, une beauté locale coquette qui inspire les exploits du vieil homme épris. Certains avancent que Massenet s'identifia personnellement avec son personnage-titre, car il était à l'époque amoureux de la mezzo-soprano Lucy Arbell, qui créa le rôle de Dulcinée dans cette œuvre.

 


 

Man of la Mancha, Mitch Leigh (1965)

 

C’est une comédie musicale américaine, sur une musique de Mitch Leigh, rendue célèbre en France par Jacques Brel, et qui contient plusieurs pages musicales magnifiques rendant bien l’esprit du roman de Cervantes.

 


 

Autre folie peu dangereuse : lorsque le Xerxès de Haendel fait une déclaration d’amour à son platane…


 

II. La folie « Par-delà le bien et le mal » ou le retour à l’état de nature

Le fou est donc celui qui, volontairement, ou involontairement, se coupe à la fois du monde réel et de la société, de manière momentanée ou définitive.

 

En se coupant de la société, il n’en connaît plus les règles et ne peut donc être considéré comme responsable de ses faits et gestes, il effectue une sorte de retour à l’état de nature. Ses passions, ses sentiments, passent avant toutes les règles, de rationalité, de moralité, de bienséance. Qui songerait à condamner Lucia pour le meurtre de son mari ? De même, personne de pourrait non plus prendre le parti du Roi Mark dans Tristan et Iseult ! (du moins de nos jours).

 

Les fous wagnériens

 

Beaucoup des personnages de Richard Wagner, présentent ainsi un profil de « fou ». 

 

Tristan und Isolde – Wagner – « La Folie Tristan »

Tristan et Iseult s’aiment d’un amour absolu symbolisé par le philtre d’amour qu’ils ont bu… Mais Iseult est promise et mariée au roi Mark. Et, suite à la trahison d’un ami, ils sont surpris en flagrant délit d’adultère. A l’acte III, Tristan gravement blessé par le traître, a été ramené chez lui par son fidèle Gurnemanz, qui lui annonce qu’Iseult doit venir.

En plein délire, Tristan est tour à tour désespéré, rageur, passionné, il croit déjà voir Iseult sur son bateau. Il s’agite tant et si bien qu’il arrache ses bandages, et quand Iseult arrive vraiment, tombe mort dans ses bras. Voilà un délire d’amour qui s’achève dans la mort, mort dans laquelle Iseult le suivra, et ils pourront enfin fusionner ensemble dans le Grand Tout.

La puissance de l’amour de Tristan et Iseult dépasse toutes les règles d’amitié, de fidélité, de dévouement. Quand le roi Mark découvre la trahison de son ami, il essaie de lui parler, mais Tristan ne l’entend même pas. Il ne voit qu’Iseult. Tristan et Iseult sont pris d’un « délire d’amour », qui les conduit à se couper du monde qui les entoure. Ils ne vivent que l’un par l’autre. Tristan ne survit à sa blessure au début de l’acte III que parce qu’Isolde vit toujours, et quand finalement, il succombe, Isolde meurt naturellement d’une mort d’amour, « Liebestod ».

 

Notons qu’au Moyen-âge, cet amour extrême de Tristan pour Iseult était considéré comme une sorte de folie. Une des sources de la légende était d’ailleurs intitulée « La Folie Tristan. ». Mais ce n’est pas la vision de Wagner : chez les héros wagnériens, la folie serait d’ailleurs plutôt au contraire le signe de ce que Nietzsche appelle « la grande santé » : le fou est libéré des interdits moraux, des conventions sociales.

La folie est un symbole d’innocence fondamentale ou de retour à l’innocence… même si cela peut parfois conduire les héros à leur destruction, car le monde extérieur ne peut les accepter tels qu’ils sont. 

 


 

Dans La Walkyrie, Siegmund a été élevé par son père le Dieu Wotan en dehors de la société dont il ne connait pas les règles, et notamment, un des interdits les plus fondamentaux : l’inceste. Siegmund tombe donc amoureux de sa sœur jumelle Sieglinde et décide de partir avec elle. Comme dans Tristan, la puissance de l’amour est supérieure à toutes les règles.

 

Pour Wotan, son père, tout se passe comme prévu : cet inceste est la preuve qu’il a réussi son pari : celui de créer un homme nouveau, un homme libre, qui ne soit pas dépendant des Dieux et des règles anciennes (que lui-même avaient gravée sur sa lance). Mais la déesse Fricka, sa femme, gardienne du mariage, représentante de la vieille société, veille… et même Wotan devra s’y soumettre, en la laissant sacrifier son fils chéri, car elle lui a révélé son erreur : cet homme n’était pas vraiment libre, il ne pouvait qu’être dépendant de son père Wotan qui avait tout fait pour créer les conditions de l’inceste. 

 

Voir le final de l'acte  I :


 

Le vrai homme libre sera le fils né de cette union, Siegfried. Elevé par un nain forgeron, il grandit seul dans la forêt. Dès le début, tout son comportement semble exprimer une liberté sauvage, aveugle. Il ne sait rien, ne connaît rien, pas même la peur, et n’a d’ailleurs jamais voulu rien apprendre, pas même le métier de forgeron. Et c’est justement son ignorance de tout qui va lui réussir, du moins dans un premier temps.

Pour commencer, il sera le seul à parvenir à reconstituer l’épée brisée de son père, car seul le pouvait celui qui ne connaissait pas les règles de la forge, et n’avait pas peur d’oser l’impossible, en l’occurrence limer intégralement la lame de l’épée pour en reforger une autre. La scène de la forge qui clôt l’acte I de Siegfried est une des expressions les plus impressionnantes de cette liberté jubilatoire.

 

 

C’est cette même folie, symbolisée par l’ignorance de la peur, qui lui permettra de combattre et vaincre le dragon Fafner, le nain Mime, et même son grand-père Wotan, et de traverser le cercle de feu pour éveiller et épouser sa tante Brunnhilde. Il n’a par ailleurs aucune idée de la valeur de l’or, du pouvoir de l’anneau, et s’en moque totalement.

Mais les choses vont se gâter dans le Crépuscule des Dieux : il est trop « innocent » pour réussir à intégrer la sagesse ancienne de Brunnhilde, nécessaire pour qu’il ne reste pas un simple bénêt, il va oublier Brunnhilde, un oubli symbolisé par le filtre que va lui verser une autre femme Gutrune. Siegfried, trop innocent, ne sera pas armé contre la société dans laquelle il va devoir se plonger… et qui va finir par le détruire.

 

Parsifal (1882), autre personnage wagnérien, sera également élevé en dehors de la société et le « Fal parsi » « reine Tor », « pur fou » selon l’étymologie fantaisiste de Wagner, sera le seul à pouvoir purifier le monde corrompu du Graal.

 

Parsifal, Siegmund, Siegfried, élevés en dehors de la société, ne connaissant par les règles qui la régissent, peuvent être considérés comme fou, mais ils ne sont pas malades. Ils sont simplement « à l’état de nature ». 

 

La folie comme expression d’une liberté radicale.

 

Certains personnages d’opéra mettent un point d’honneur à ne pas suivre les règles, voire à faire exactement le contraire de ce que l’on attend d’eux. On peut par exemple parler de folie concernant le personnage de Don Giovanni, de Mozart, bravant volontairement les limites et la société de son époque symbolisée par le Commandeur. Dans cette optique, on pourrait également appliquer cela à Carmen…

 

Dans The Rake’s Progress de Stravinsky (1951), Tom Rakewell et Nick Shadow reproduisent le couple Don Giovanni / Leporello en en accentuant à l’extrême les traits. Si Tom meurt finalement à l’asile psychiatrique, il révèle sa folie bien avant la scène finale : il abandonne sa fiancée pour vivre une vie de débauche à Londres, épouse Baba la Turque, la femme à barbe et investit toute sa fortune dans une machine à transformer les pierres en pain….

Tom est à la fois Don Giovanni et Faust, sa folie n’est pas une maladie mais le choix d’une vie en rupture constante avec l’ordre social, ce qui ne peut conduire qu’à une chute dans l’abîme. Le choix conscient qu’il fait d’une plongée délibérée dans une ivresse et une frénésie suicidaires est aussi affirmation d’une liberté irréductible et jubilatoire.  `

Finalement, il reviendra à l’innocence de l’état de nature, se prenant pour un Adonis aimé de Vénus. 

 


 

La Folie de Rameau

La folie représente d'une certaine manière une inversion des valeurs... et pourquoi pas aussi des valeurs musicales ? Ce n'est pas pour rien que Rameau affuble de ce nom un des personnages principaux de son opéra Platée : la Folie a volé la lyre d'Apollon, elle se prend pour la musique, mais en en bouleversant les règles : sur des paroles tristes (la transformation de Dafné qui se refuse à Apollon) elle chante un air gai. Le but du théoricien Rameau est ici de nous démontrer que le pouvoir de la musique sera toujours supérieur à celui du texte... une problématique qui taraude tous les compositeurs d'opéra depuis la naissance du genre. Rameau en profite pour souligner les excès du style italien de l'époque, avec par exemple des vocalises ridicules sur des voyelles inadaptées (é, ou).

 


 

III. Les remords

Il existe encore une autre forme folie : celle qui nait de la conscience du mal. Elle est ici le premier signe d’un châtiment auquel il sera difficile d’échapper. Les images du crime reviennent comme des fantômes.

« Il y a là une sorte de délire de la volonté dans la cruauté mentale qui n’a pas son égal : la volonté de l’homme de se sentir coupable et condamnable au point que toute expiation devienne impossible ».  Nietzsche, Généalogie de la morale.

 

Iphigénie en Tauride, Gluck (1779)

Oreste a tué sa mère Clytemnestre, pour venger la mort de son père Agamemnon. Depuis, où qu’il se trouve, le remord le poursuit, sous la forme des Érynies (les Furies romaines), divinités persécutrices qui troublent son sommeil. Cette folie prend donc chez les Grecs une forme « concrète ».

 

SemiramideRossini (1823)

Assur a tué le roi régnant et s’apprête à tuer le fils de celui-ci qui est aussi son rival en amour. Alors qu’il se rend près du tombeau du roi, il est assailli par de terribles visions et demande au fantôme du roi défunt de lui pardonner, dans un superbe air de basse belcantiste (non sans essayer d’assassiner le fiston par la suite…)

 


 

Macbeth – Verdi

Macbeth et Lady Macbeth ont assassiné le roi Duncan pour accéder au trône d’Ecosse, puis, le meurtre appelant le meurtre, font également assassiner le noble Banquo.

Mais le remord conduit Macbeth au délire : en plein festin, il croit voir le fantôme ensanglanté de Banquo, et révèle par là même son crime à l’assemblée.

Lady Macbeth fera de même plus tard, lors d’une crise de somnambulisme qui la voit se frotter désespérément les mains pour tenter de nettoyer un sang imaginaire.  

 


 

Nabucco – Verdi (1842)

Foudroyé après avoir blasphémé, et avoir demandé à ce qu’on le vénère comme un Dieu, la folie passagère de Nabucco consiste ici dans la perte de toute volonté : il devient faible et amorphe et ne retrouvera son énergie qu’après une intense prière au Dieu d’Israël.


  

Boris Godounov – Moussorgsky

Dans une Russie frappée par la peste, la famine et les crises politiques, le peuple se résout à acclamer son nouveau tsar, Boris Godounov. Il apparaît troublé, assailli de doutes et de pressentiments – chacun ignore alors que pour accéder au trône, il a fait éliminer son prétendant légitime, Dimitri, l’un des fils d’Ivan le Terrible… (Enfin, telle est version retenue par Pouchkine et Moussorgsky, car aucun historien ne peut définitivement accuser le vrai Boris d'être responsable de ce décès). 

Cinq ans plus tard, une révolte est fomentée par un usurpateur qui se fait passer pour Dimitri, le prétendant légal du trône. Cette nouvelle l'anéantit. Il croit voir le spectre du tsarévitch.


 

La fin de Boris est alors imminente : le peuple devine ses crimes, et un pauvre Innocent le compare publiquement à Hérode.

Boris est rattrapé par ses forfaits : il apparaît, en pleine crise de délire, évoque le petit tsar assassiné, demande pardon à Dieu, et s’écroule terrassé. Le faux Dimitri sera sacré nouveau tsar de Russie.

 

Un des personnages important de cet opéra est également celui de l’Innocent, moqué mais considéré également comme un saint homme auquel on ne doit pas toucher, même s’il révèle en public des vérités blessantes…  Boris ne bougera pas plus quand le fou refusera de prier pour lui. Le fou se permet de tout faire, de tout dire, dégagé des règles de convenance et ignorant de toute prudence : victime ou témoin, il dénonce le crime et l’injustice, coupable, il avoue son forfait dans les affres de la mauvaise conscience.

 

Le fou est d’abord celui qui ne sait pas mentir : 

Dans la crise de délire qui précède sa mort, Siegfried avoue avec candeur son amour pour Brunnhilde et donc sa trahison involontaire de la parole donnée à Gunther. Macbeth se dénonce au cours du festin, et sa femme dans sa scène de somnambulisme. De même, Lucia dénonce en public l’attitude de son frère.

 

De manière générale, il y a une sorte de dimension rédemptrice de la folie sur la scène lyrique, le fou reste un innocent auquel tout est permis et auquel tout sera pardonné … sauf peut-être dans le cas de cette dernière catégorie :

 

Les obsessions fatales

 

La jalousie

La jalousie est un sentiment particulièrement courant et exacerbé chez les personnages d’opéra. Poussée à l’extrême, elle devient un délire incontrôlable et dangereux qui peut conduire au meurtre.

La jalousie d’Otello n’est-elle pas une sorte de folie dangereuse qui le conduit à perdre toute notion de la réalité ?

 

 

De même, la jalousie de Golaud dans Pélléas et Mélisande de Debussy (1902) le conduit à des actes d’espionnage nerveux et insensés impliquant son jeune fils, et finalement au meurtre de son propre frère Pélléas. En l’occurrence, la jalousie de Golaud est exacerbée par l’absence de preuve et les tourments du doute. 

 


 

Ce sera également la cause de la folie de Wozzeck (Alban Berg), une jalousie qui le conduira au meurtre de son amie Marie et au suicide… mais cette jalousie est exacerbée par les moqueries et le mépris de son entourage, ainsi que par une certaine faiblesse mentale (dès le début, il nous est présenté dans son face à face avec le docteur comme victime d’une aberration : «une aberratio mentalis partialis seconde espèce »).

 


 

Salomé de Richard Strauss : son obsession sexuelle conduit à la grande scène finale où elle embrasse passionnément la tête de Jean-Baptiste.

Salomé est d’ailleurs dans sa totalité une mise en scène de la folie : exaltation prophétique de Jokanaan contre folie du désir délirant jusqu’à la nécrophilie de Salomé, sans aucun sentiment de culpabilité. Même les personnages d’Hérode et Hérodiade sont à la limite de la démence.

La folie de Salomé est la folie dionysiaque des ménades, orgiaque et meurtrière, et également à l’époque, un sommet de provocation scénique et musicale.

 


 

Sancta Susannah,(1922) est un opéra en un acte d’Hindemith, également influencé le mouvement expressionniste. Comme Salomé, il fit scandale à sa création. La nonne Susannah, prise d’une folie érotique, se frotte nue contre de grand crucifix de l’autel. Elle finira emmurée vivante. 

 


 

Elektra – Richard Strauss – La vengeance

Elektra est obsédée par la volonté de faire tuer sa mère Clytemnestre par son frère Oreste, pour venger la mort de leur père Agamemnon. L’opéra se termine par une scène d’ivresse sanglante et triomphante d’Elektra qui culmine dans une danse finale hystérique. 

 

L’époque de la composition de ces deux opéras correspond à la naissance de la psychanalyse et à un intérêt accru pour toutes les maladies mentales, l’hystérie et les déviances sexuelles…

 

 

La Dame de Pique – Tchaikovski (1890) – La folie du jeu

L’histoire, tirée d’une nouvelle de Pouchkine, se concentre autour de la figure excessivement passionnée et instable du jeune soldat Hermann, amoureux d’une jeune fille de haut lignage, Lisa. Il cherche donc à gagner de l’argent pour pouvoir l’épouser. Le fantôme d’une vieille comtesse s’est dressé devant Hermann pour lui révéler trois cartes gagnant systématiquement au jeu du pharaon. Il devient obsédé par ce secret et lorsqu’il retrouve Lisa, prête à partir avec lui, il la repousse, pressé d’aller tester le secret. Il a l’air tellement fou que Lisa désespérée se jette dans le fleuve.

Dans la maison de jeu, Hermann gagne d’abord une somme fabuleuse, avant de se mettre à divaguer. « Est-il aidé par Diable ? » s’interrogent ses voisins de table. Il continue à jouer jusqu’à ce qu’au final, la troisième carte ne soit pas la bonne : lorsqu’il déclare être en possession de l’As, il découvre que la Dame de pique s'est substituée à l'As. Désespéré, il se poignarde.

 


 

Il Trovatore, Verdi (1853) "Stride la vampa" - Traumatisme

La gitane Azucena a vu sa mère conduite au bûcher suite à une accusation de sorcellerie. Pour se venger, elle avait alors prévu de jeter au feu le fils de celui qui condamnait sa mère. Mais dans son délire, elle s'était trompée d'enfant... et avait jeté son propre bébé. Depuis, cet épisode traumatisant (on le serait à moins), la hante ! 


De la folie à l’absurde : quand il n’y a plus de sens du tout. 

Finissons sur une note plus gaie avec ce final de l’acte 1 de L’Italienne à Alger de Rossini : les personnages, prises dans une situation inextricable, en perdent littéralement « la boule », et ne sont plus capables de s’exprimer que par les onomatopées les plus cocasses, dans un de ces crescendos rossiniens les plus brillants, qui n’est plus que pure jubilation sonore.

 



 

Atys, Lully (1676)

Voici un exemple de scène de folie tirée du répertoire de l'opéra baroque français (appelé Tragédie Lyrique). Le jeune berger Atys aime la belle nymphe Sangaride. Mais la puissance déesse Cybèle a jeté son dévolu sur le jeune-homme. Se voyant dédaignée, elle rend Atys fou. Celui-ci, dans son délire, la prend pour Sangaride, et Sangaride pour un monstre immonde qu'il faut tuer. Il la frappe mortellement. Revenant à lui, Atys se suicide et Cybèle, prise de remords, décide de le transformer en un arbre toujours vert qu'elle aime beaucoup, le pin... 

 

Vous le voyez, la folie à l’opéra prend des visages bien divers et est une source inépuisable d’inspiration pour les librettistes, mais aussi pour les musiciens qui rivalisent d’ingéniosité pour exprimer musicalement différents désordres mentaux.

Mais les scènes des opéras voient aujourd’hui la manifestation d’un nouveau type de folie dangereuse : celle des metteurs en scène, mais c’est un autre sujet...

Voici exemple de metteur en scène fou :


 

Julia Le Brun

 

Bibliographie :

Eric Douchin « L’opéra et l’oreille du philosophe » Librairie Honoré Champion

Scène de folie à l’opéra : http://revel.unice.fr/rmusicotherapie/index.html?id=3110

 

Sur le même sujet, vous pouvez aussi consulter :

https://toutloperaoupresque655890715.wordpress.com/2018/07/15/scenes-de-folie-a-lopera/

 



03/04/2018
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